Je vais vous parler un peu de Cioran. L'anti-philosophe...
Moraliste plutôt... bien que sa formation soit principalement philosophique : son mémoire fut consacrée à Bergson, mais il renia par la suite tout ce jargon et cette culture car il se rendit compte que la philosophie ne pouvait apporter de solution à ses graves crises d'insomnie de jeunesse. Toute son oeuvre peut sans doute se résumer à la question par excellence "comment vivre ?". Il n'a finalement écrit que pour échapper à ses obsessions, les étudiant, les exprimant sans cesse, tentant de les dépasser en tentant de contrôler leur flux destructeur. Ce n'est pas un auteur à conseiller aux gens vraiment déprimés, du moins à ceux qui ne pourraient trouver une force là dedans.
Donc, s'il est des écrivains déconcertants, Cioran est bien de ceux-là. Né en Roumanie (dans les Carpates), fils de Pope, il n'a eu qu'un seul emploi salarié (professeur de philo juste pendant un an) au cours de sa vie. Son parcours est dorénavant devenu légendaire : il vint en France en 1937 munit d'une bourse de l'Institut Français de Bucarest afin de préparer une thèse qu'il ne rédigera jamais. Elle ne fut qu'un moyen pour venir à Paris, ayant déjà fait un séjour qui l'illumina. Le directeur de cet Institut renouvella même cette bourse après avoir compris que Cioran ne travaillait pas, mais il pensa que s'être mis la France dans les jambes (en explorant le pays à bicyclette) ce n'était pas rien.
Apatride, sans revenus, il survécut pourtant, logeant dans des chambres de bonne délabrées et déjeunant dans des cantines universitaires (avant qu'on ne le convoque un jour pour lui dire qu'il n'en avait plus le droit à 40 ans !). On a vraiment affaire là à quelqu'un qui a fait le choix de vie de se marginaliser au prix de la liberté absolue. C'était encore possible à l'époque.
Il passa ainsi presque dix ans à fréquenter les cafés et les salons parisiens, toujours présenté comme l'ami de tel écrivain (Beckett, Michaux) ou de tel artiste. Le nombre de ses productions est alors plutôt restreint : quatre livres écrits et publiés en Roumanie et deux autres ouvrages toujours rédigés en Roumain mais écrits à Paris. C'est lors d'un séjour à Dieppe durant l'été 1947, alors qu'il songeait à traduire Mallarmé et Valéry en Roumain, qu'il décida instantanément de rompre pour toujours avec sa langue maternelle au profit du Français. Prétendant qu'il valait mieux être auteur d'opérettes qu'auteur de six livres que personne ne comprend. Il rédigea rapidement la première mouture de ce qui allait devenir le "Précis de Décomposition", alors intitulé "Exercices Négatifs". Mais changer de langue à 36 ans n'est pas chose aisée, ainsi il retravailla trois fois son manuscrit.
L'écriture directement en Français lui imposant une certaine rigueur, atténuant les extravagances qu'il se permettait auparavant. On peut même parler de véritable torture, Cioran se battant avec les mots pour en extraire une certaine substance. Gallimard accepte et publie le "Précis de Décomposition" en 1949. La critique est excellente mais les ventes ne décollent pas. Et pour cause, le tirage est plutôt limité, non destiné au grand public. Malgré le peu de revenus que lui procure son livre, Cioran est salué comme l'égal d'un maître, on lui donne notamment le surnom de "prophète du malheur".
Ses recueils suivants ("Les Syllogismes de l'Amertume" -1952, "La Tentation d'Exister" -1956, "Histoire et Utopie" -1960, "La Chute dans le Temps" -1964) subissent le même sort, l'effet de surprise en moins. "Les Syllogismes de l'Amertume" étant même ignoré par la plupart des revues de l'époque. Il faut attendre 1965 et la réédition du "Précis de Décomposition" en livre de poche pour que l'oeuvre et son auteur soit reconnus. Dès lors, ses oeuvres Françaises sont reprises dans le même format et traduites dans plusieurs pays. La consécration apparaîtra avec la parution du "Mauvais Démiurge" (1969) et de "De L'Inconvénient d'être né" (1973). Mais considérant cette situation comme un malentendu, il refusa systématiquement tout prix littéraire ou d'apparaître à la télévision. Il déclara même ne plus vouloir écrire, publiant cependant encore trois livres.
Petit à petit il developpa cette écriture fragmentaire (les aphorismes) qui sont sans doute les oeuvres à lire à premier (De L'Inconvénient d'ëtre né...) car faciles d'accès et on peut ouvrir le livre à n'importe quelle page, ce n'est pas important pour lire... Donc voici quelques extraits (+ un texte inédit consacré au peintre De Staël qui se suicida). Et pour Carrie, je précise que c'est un auteur cité par Mylène Farmer (j'ai crû comprendre que...
).
EXTRAITS :
Cet instant-ci, mien encore, le voila qui s'écoule, qui m'échappe, le voila englouti. Vais-je me commettre avec le suivant ? Je m'y décide : il est là, il m'appartient, et déjà il est loin. Du matin au soir, fabriquer du passé !
Ne se suicident que les optimistes, les optimistes qui ne peuvent plus l'être. Les autres, n'ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ?
Pour entrevoir l'essentiel, il ne faut exercer aucun métier. Rester toute la journée allongé et gémir...
Quand on a compris que rien n'est, que les choses ne méritent même pas le statut d'apparences, on n'a plus besoin d'être sauvé, on est sauvé, et malheureux à jamais.
Souffrir, c'est produire de la connaissance.
Pourquoi je ne me tue pas ? -Si je savais exactement ce qui m'en empêche, je n'aurais plus de questions à me poser puisque j'aurais répondu à toutes.
Il existe en nous une tentation plutôt qu'une volonté de mourir. Car s'il nous était donné de vouloir la mort, qui n'en profiterait dès la première contrariété ? Un autre empêchement joue encore : l'idée de se tuer parait incroyablement neuve à celui qui en est possédé ; il s'imagine donc éxécuter un acte sans précédent ; cette illusion l'occupe et le flatte, et lui fait perdre un temps précieux.
---------Nicolas de Staël ou le vertige (1988, paru en allemand dans la revue Die Zeit)
Commençons par un remords : j'ai rencontré de Staël plusieurs fois (nous fréquentions le même salon...) autour de 1950. Il souhaitait que j'aille visiter son atelier. J'ai promis sans donner suite à ma promesse. On n'est pas né impunément dans les Balkans, dans l'espace idéal du laisser-aller et du ratage.
N'ayant pas pressenti ses tribulations, je n'ai jamais eu une conversation approfondie avec lui. Son franc-parler frisait parfois la provocation. A un peindre de ses amis qui allait un peu loin dans le dépouillement et la simplification, il dit carrément un jour en ma présence : "Pourquoi te fatiguer ? Mets seulement ta signature au bas d'une toile blanche."
Son suicide a laissé tout le monde perplexe. Comment l'expliquer ? L'extraordinaire n'a pas besoin de commentaire. On peut néanmoins faire une hypothèse qui ne sera une réponse que pour ceux-là seuls qui ont affronté l'abîme des nuits blanches. De Staël connaissait cet abîme en initié, en spécialiste du vertige. Je regretterai toujours d'avoir ignoré la dimension de ses épreuves. L'aurais-j devinée que je serais sûrement devenu son ami, car il existe une complicité des veilleurs, de ces maudits punis pour crime de lucidité. Veiller, c'est être conscient au-delà du supportable, c'est ne pas pouvoir oublier, c'est subir la continuité de l'intolérable. Alors que les dormeurs commencent chaque matin un autre jour, pour l'insomniaque l'oubli n'est guère possible puisque jour et nuit il affronte sans discontinuer le même enfer.
Ce fut à la troisième tentative que pour de Staël le cauchemar prit fin. Il ne s'agit donc pas d'une improvisation mais d'une nécessité, d'un accomplissement, d'une libération en somme. Ses oeuvres des dernières années témoignent d'une fièvre, d'une apocalypse intime qui exigeait le couronnement de la mort. Ses rouges, tout particulièrement, sont si violents, si animés, qu'ils paraissent porteurs d'un message, d'un adieu fulgurant. C'est à la suite de tourments sans nom qu'il a dû opter pour l'irréparable.
Ses dernières lettres révèlent clairement ses doutes sur son avenir comme peintre, ainsi que sa terreur devant l'impasse. Il ne voyait pas comment évoluer, comment avancer encore. D'autre part, commençait à le tourmenter le succès que rencontraient de plus en plus ses toiles récentes alors que les premières lui avaient coûté infiniment plus d'efforts. Il voyait là une sorte d'injustice qui aggravait ses insomnies. On ne pousse pas impunément aussi loin les scrupules. Et tous ces scrupules, si contradictoires, alimentés par son déséquilibre, ne pouvaient que précipiter sa fin.
Jeune encore - il n'avait que quarante et un ans -, il était arrivé au bout de lui-même. Après tout, il aurait pu renoncer à la peinture, cesser, sans drame, de miser sur soi, et s'abandonner à un néant quelconque, donc tolérable. Mais il n'a pas voulu se survivre, il haïssait la résignation. En véritable artiste, il a refusé de composer avec la médiocrité de la sagesse.